Les Chauffeurs d'Orgères

répandent la terreur

 

Plan de Cassini (1757), Société Littéraire de Dourdan, Bulletin N°24, juin 1992

À la fin du XVIIIe siècle et au tournant du XIXe, en cette période post-révolutionnaire marquée par de graves désordres économiques, les troubles sociaux deviennent extrêmement préoccupants. Le brigandage envahit les routes du pays. De redoutables bandes sévissent dans les campagnes, qu’elles saccagent et ensanglantent impunément. On en trouve en Bretagne et en Normandie, dans le Maine, le Lyonnais, le Languedoc et même le Nord ; on les surnomme « Chauffeurs » ou « Chauffeurs de pâturons » (en argot, « brûleurs de pieds »). En Beauce, les chauffeurs d’Orgères vinrent s’illustrer par leur violence et défrayer la chronique (1). En effet, une vaste bande — de 400 à 500 membres, selon les uns, ou seulement 200 selon d’autres — se forme, attirée par ce « grenier à blé », ses fermes cossues et isolées, ainsi que par ses routes fréquentées par les diligences, les voitures de poste et autres convois. Composée d'hommes, de femmes, de vieillards et même d'enfants errants — les « mioches » —, la bande sera rapidement baptisée les Chauffeurs d'Orgères, parce qu’elle opère surtout autour de cette commune d'Eure-et-Loir, sise près de Châteaudun. Mais ces brigands terrorisent toute une zone comprise entre Orléans, Chartres, Pithiviers et Marchenoir, d’autant plus redoutés que leur anonymat leur permettra d'agir sans être pris plusieurs années durant.

      En général, ce sont, le jour, de paisibles individus, qui ne laissent rien transparaître de ce dont ils sont capables la nuit venue, lorsqu’ils se masquent ou se noircissent le visage avec de la suie pour aller dévaliser les paysans. Ouvriers, commerçants, jardiniers, terrassiers, blanchisseuses, journaliers, cabaretiers, équarrisseurs, tonneliers, bouchers, militaires réformés … Notons parmi cette bande : un médecin, dit « Baptiste le Chirurgien » ; un instituteur, ancien clerc de procureur, dit « l’Instituteur des mioches » ; un ancien maçon, dit « Curé des Pingres », habillé d’une soutane et qui, procèderait non sans sérieux à des mariages. Pour le moins énigmatique, le chef de ce petit monde, dit « le Beau-François », est un ancien colporteur, qui fait l’objet de plusieurs arrestations et condamnations, mais parvient, chaque fois, à s’évader, pour reprendre la direction de ses « troupes ». Celles-ci sont soumises à un règlement quasi militaire, qu’aucun membre ne se permet d’enfreindre, sous peine d’être voué à un terrible châtiment. L’un d’eux, qui osera se révolter, fut, dit-on, brûlé vivant, et ses oreilles furent clouées à un arbre ; quant à « la Dubarry », une des femmes de la bande, elle sera assommée, tout comme un jeune enfant de treize ans, « le Petit Gars d’Étrechy ». Le Beau-François est secondé d'un exécuteur notoirement cruel, surnommé « le Rouge d'Auneau ». Aidée d’indicateurs et de recéleurs que la justice n’arrivera jamais à démasquer, la bande attaque les fermes dont le propriétaire est réputé cacher un magot. Une fois les gens de maison ligotés et mis hors d’état de réagir, les malandrins s’en prennent au maître et lui brûlent les pieds sur les braises de l'âtre pour le contraindre à avouer où il dissimule ses économies. Mais l’aveu ne préserve pas pour autant la victime d’une mort violente. Souvent, les brigands l’achèvent à coups de sabre… Les bois de Saint-Escobille (2) constituent l'un de leurs principaux repaires. C’est là que, leurs forfaits accomplis, ils se replient pour partager leur butin. Aussi, même de jour, se hasarde-t-on à peine à traverser ces bois tant est forte la terreur répandue par cette bande qui y a pour ainsi dire fixé sa demeure. Même les fonctionnaires et les magistrats n’échappent pas à la crainte de se faire, un jour « chauffer »…

     Tout commence en 1795 avec l’assassinat de deux rentiers, dans les environs de Chartres. Quelques mois plus tard, le château de Gautray, près d’Orléans, est mis à sac par trente-deux bandits qui font montre d’une rare audace et s’emparent de quelque trente mille francs. C’est bientôt une ferme de la commune de Gault, dans le canton de Bonneval, qui fait l’objet d’une attaque ; le fermier et sa femme sont massacrés, et l’auteur de la tuerie est une femme la Grande-Marie, déguisée en homme pour la circonstance. Dans la nuit du 15 au 16 nivôse de l’an vi (3 au 4 janvier 1798), une vingtaine de brigands attaquent la ferme de Milhouard, sur la commune de Poupry. Le fermier, Nicolas Fousset, soumis au supplice de la chauffe, est mortellement blessé ; le juge de paix du canton d'Orgères — Amand-François Fougeron, propriétaire de Villeprévost (3) — est appelé à constater le crime. Peu après l'attaque de Milhouard, le 10 pluviôse de l’an vi (30 janvier 1798), le mérite de délivrer enfin la région des chauffeurs revient à un certain Vasseur, maréchal des logis de la gendarmerie de Janville. Celui-ci arrête un vagabond, Germain Bouscant dit « le Borgne-de-Jouy », un des lieutenants les plus dangereux du Beau-François, et la femme Bire, qui l’accompagne. Fort habilement, il parvient à faire parler le Borgne-de-Jouy, qui livre le nom et le signalement de plus d'une centaine de ses compagnons, et conduit ses prisonniers devant le juge de paix d’Orgères. Pendant un peu plus de quatre mois, Vasseur, accompagné du Borgne-de-Jouy, sillonne la région, poursuit son enquête, procède à des arrestations et, aidé d’un détachement de hussards, finit par mettre la main sur le Beau-François en personne. Il est vrai qu’à partir de 1798, sous le Directoire, et en 1799, sous le Consulat, police et gendarmerie sont réorganisées, tandis que le transport routier connaît de nettes améliorations. Il est dès lors plus aisé d’agir… Les brigands sont détenus dans les caves de Villeprévost et interrogés dans le salon du château avant d’être enfermés dans les prisons de Chartres. L’instruction durera deux ans et deux mois…

Les débats s’ouvrent à Chartres, le 17 mars 1800. Quatre-vingt deux accusés ont été retenus, hommes et femmes de toutes conditions, âgés de 18 à 69 ans, ayant commis des vols avec violence sur grand chemin, des vols avec escalade et effractions, des assassinats, viols, tortures.... Le procès dure cent trente-quatre jours. Le président est un ancien substitut de Fouquier-Tinville. Cinq cents quatre-vingt quatorze témoins défilent à la barre. Les jurés doivent répondre à sept mille huit cents questions. La délibération dure vingt-deux heures. Vingt et une condamnations à mort sont prononcées, dont celle du sinistre Rouge d'Auneau, et les exécutions ont lieu à Chartres, sur la place du Marché-aux-Chevaux, le 3 octobre 1800 (4). Le Beau-François a réussi à s’évader et ne sera jamais retrouvé… Un certain nombre de bandits ont été relâchés, d’autres n’ont pas été inquiétés. D’où encore quelques méfaits isolés dans les départements voisins. Le dernier aurait été l’attaque, en 1809, du château de la Quentinière, à la lisière de la Sarthe et du Loir-et-Cher. Ses auteurs seront arrêtés et guillotinés. Les chauffeurs ne feront, dès lors, plus parler d’eux…

Les exactions des Chauffeurs d’Orgères ont largement alimenté la mythologie de cette région. Maurice Genevoix s’en est souvenu pour son roman Beau François (1965), et avant lui, Louis Boussenard, avec La Bande des chauffeurs ou les brigands d’Orgères.

(1) Le plus célèbre est un équarrisseur du canton de Bazoches (Loiret), surnommé « le Père Pigolet ».

(2) Saint-Escobille doit son nom à un martyr chrétien du IIIe siècle ..! D'abord nommé "Sancto Scubilio" en 1080, le village devint "Sancti Scubiculi" en 1220, puis "Sancto Scubiculo" en 1247, "Sanctus Scubiculus" en 1272, et enfin "Saint Escobille" en 1556. Saint-Escobille est alors un pays richement boisé sur sa partie orientale, comme en témoigne le plan de établi par Cassini en 1757. Avec l’essor de l'agriculture et les remembrements successifs, la plupart des terres ont été défrichées, laissant au milieu des parcelles agricoles que nous connaissons aujourd'hui des petits bosquets clairsemés, et autres lieux-dits dénudés d'arbres, mais portant des noms évocateurs tels que « Bois Talment », « Bois de St-Escobille », « Bois Perrichon », « Bois du Bout du Parc », « Bois de la Vallée », « Bois d'Ayant », « Bois de l'Épreuve », « Bois d'Aubray », « Garenne du Moulin » ou « les Guigners », pour ne citer que les plus proches de Saint-Escobille.

Le Bois de l'Épreuve fut ainsi nommé, semble-t-il, à une époque plus ancienne. Il semblerait qu'au Moyen-Âge, du temps des seigneuries de Saint-Escobille, il fut l'endroit où des tortures (ou « questions ») étaient pratiquées afin d'établir la vérité ou la fausseté d'une accusation.

(3) 28140 Tillay-le-Peneux. À sa libération des geôles révolutionnaires, Fougeron est venu se réfugier dans ses terres et, plus tard, le 19 frimaire de l’an iv (10 décembre 1795), il a été nommé juge de paix d'Orgères.

(4) P. Leclair, un collaborateur à l’instruction du procès, fit paraître avant les délibérations (en 1800) une Histoire des brigands d’Orgères, dans laquelle il décrit son organisation, analyse ses assassinats les plus frappants, montre les complicités. L’ouvrage s’achève par un dictionnaire du langage des voleurs, les termes et les expressions : « je suis grinche » (« je suis voleuse »), « vieux bonique » (« bon homme ») et « je fais poisser » (« je fais mon métier »). Ce livre a été réédité en 2006, avec une préface de Bertrand Galimard Flavigny et une postface d’Andréa de Lauris.


ORDONNANCE DE PRISE DE CORPS

CONTRE LES BRIGANDS DE LA BANDE D'ORGÈRES

 

« Les départements du Loiret, d'Eure et Loir, et de Seine et Oise ; comme plus voisins ; ont été les plus exposés aux excursions de la bande dévastatrice ; ceux de Seine et Marne, du Loir et Cher et du Cher n'en ont pas été exempts.

Quoiqu'une association aussi monstrueuse n'eût aucune organisation régulière, et fût indisciplinée, il n'en est pas moins vrai qu'elle paroissoit avoir un chef ; et celui-là étoit sans doute le plus déterminé brigand de la troupe ; c'est à ce titre que Fleur-d'Épine (5), mort il y a six à sept ans, dans les prisons de Versailles, a dû l'affreux privilège de la diriger. C'est sous son autorité que la troupe avoit érigé les bois de la Muette en départements, et les bois de Lifermeau et autres, en districts et cantons.

À ce titre odieux, le Beau-François a mérité de succéder à Fleur-d'Épine.

Il seroit impossible d'apprécier au juste le nombre des brigands dont le sort étoit lié à celui de ces chefs féroces ; il s'élevoit de quatre à cinq cent.

Déjà plus de quarante ont subi la peine capitale ; de ce nombre sont les Robillard, les Marrabou, les Lenchantin, les Huguenet, les Cousin, les Pigeon, les Renard, etc. etc.

Un nombre plus considérable a été condamné à des peines inférieures ; depuis le commencement du procès, plus de soixante sont décédés dans les prisons ; un grand nombre a échappé jusqu'ici aux recherches, en s'éloignant des pays où ils pouvoient être connus.

Cette horde était composée d'hommes et de femmes, de vieillards et d'enfants que l'habitude du crime, l'oisiveté et le dérèglement rassembloient. Des hommes de plus de quatre-vingt ans, cédant encore à leur fatal penchant, voloient ce qu'ils pouvoient, et rappelloient aux plus jeunes, pour les encourager, leurs anciens exploits. Des enfants de dix à douze ans étoient adoptés, dans la troupe, sous le nom de MIOCHES. Ils recevoient une éducation conforme au genre de vie qu'ils devoient mener ; on les employoit à aller examiner les lieux qu'on devoit piller ; on s'en servoit pour passer par-dessus les murs et par-dessous les portes, pour les ouvrir ; c'est ainsi qu'ils devenoient voleurs et assassins. Celui chargé de les instruire, étoit connu sous le nom de PÈRE DES MIOCHES (c'est Nicolas Tincelin, dit Jacques-de-Pithiviers).

Cette troupe, à laquelle l'affreux assassinat du citoyen Fousset (6), cultivateur à Millouard, a fait donner le nom de BRIGANDS D'ORGÈRES, étoit essentiellement liée à une autre classe d'individus non moins dangereux à la société. Une foule de receleurs affidés leur prêtoient syle, leur fournissoient d'utiles indications, leur donnoient des armes, leur procuroient de fausses clefs, receloient, achetoient, recevoient, à titre de récompense, les effets provenans de vols ; souvent même ils se joignoient à eux, et les aidoient dans leurs crimes.

La plupart des hommes s'étoient associé des femmes qu'ils épousoient à la manière des brigands. Peu d'entr'eux étoient réellement mariés. Beaucoup de jeunes filles, entraînées par la débauche, retenues ensuite par la crainte d'être tuées, si elles témoignoient leur mécontentement, les suivoient, assistoient à leurs complots, et partageoient les dépouilles de leurs malheureuses victimes. Leurs noces se faisoient dans les fermes, après quelques cérémonies ridicules faites dans les bois, dirigées par l'un d'entr'eux, qu'il nommoient le curé. Réunis alors au nombre de vingt ou trente, ils se faisoient fournir pain, vin, viande qu'on auroit oser leur refuser. témoins forcés de leurs sales indécences, on les a vus, dans ces fêtes abominables, sortir nuds de leur gîte, et former, en cet état, leurs danses au milieu des cours des fermes où ils s'étoient établis. »

 

Chartres, Lacombe, 1800

(5) Fleur d'Épine. Célèbre chef de brigands ; a précédé le beau-François à la tête des chauffeurs d'Orgères. (La Terre.)

(6) Tenancier de la ferme de Millouard, dans le canton d'Orgères. Victime de la bande des chauffeurs, commandée par le Beau-François. (La Terre.)


Copyright Annie Perrier-Robert. © Tous droits réservés.